Professeur des Universités à Arts et Métiers ParisTech, Wafa Skalli est Fondatrice et Directrice scientifique de l’Institut de Biomécanique Humaine Georges Charpak, Paris.
Sous le signe de la complémentarité interdisciplinaire et en particulier autour du lien très privilégié entre cliniciens et ingénieurs, l’Institut est un lieu unique dédié à la biomécanique humaine : de la modélisation du système neuro- musculosquelettique du sujet vivant aux mécanismes lésionnels ou dégénératifs. La modélisation géométrique et mécanique
ainsi que l’analyse expérimentale et clinique prennent en compte les fortes spécificités liées à l’étude du vivant. Mécaniciens, chirurgiens orthopédistes, neurochirurgiens, spécialistes d’imagerie, physiologistes, automaticiens, radiologues, physiciens,… se retrouvent dans un espace scientifique commun pour mieux comprendre les mécanismes d’endommagement et contribuer à la conception et à l’amélioration des moyens de prévention, de diagnostic ou de prise en charge thérapeutique. Son interview par AMJE reflète sa riche personnalité :
AMJE Paris : Bonjour Wafa, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pour commencer, peux-tu te présenter rapidement ainsi que ton parcours professionnel à la sortie des Arts ?
WS : Après avoir fini mon cursus aux Arts en 1980, j’ai choisi de faire une thèse de science (à l’époque doctorat d’ingénieur) en trois ans. En effet, j’avais eu l’occasion de découvrir la biomécanique lors de ma dernière année aux Arts et Métiers, j’aimais beaucoup le domaine et je voulais donc réaliser un projet.
Originaire du Maroc, je suis rentrée après la thèse pendant quatre ans. J’avais attrapé le virus de la recherche et quand François Lavasque m’a proposé de revenir en France pour deux ans en 1988 j’ai accepté et maintenant j’y suis toujours.
Je suis, en quelque sorte, une « enfant de l’ENSAM » car j’y avais déjà fait ma prépa intégrée après un bac S et maintenant j’y suis en tant qu’enseignant-chercheur.
On pourrait croire que c’est un milieu très fermé mais, au contraire, au travers d’une recherche très ouverte vers l’industrie et vers la clinique, j’ai pu côtoyer des gens formidables. La recherche s’est rapidement ouverte internationalement ce qui a été synonyme d’opportunités de rencontres.
Pendant mes années en tant qu’enseignant-chercheur aux Arts et Métiers, j’ai également été directrice du Laboratoire de Recherche. En effet, ce sont les enseignants-chercheurs qui occupent généralement cette fonction. A partir de ce laboratoire, j’ai fondé l’institut de biomécanique humaine Georges Charpak dont je suis maintenant la directrice scientifique.
AMJE Paris : Se lancer dans la recherche dans le biomédical à la suite des Arts et Métiers est un choix assez singulier. C’est donc ta formation en dernière année qui t’a donné envie de te lancer dans ce domaine ?
WS : La formation d’ingénieur Arts et Métiers est une excellente formation pour s’orienter vers des domaines connexes et en partie vers le domaine biomédical. Je l’ai abordé au travers de ma thèse mais c’est un domaine très ouvert pour les ingénieurs et en particulier pour les ingénieurs des Arts.
AMJE Paris : Pour toi, quels sont les atouts des élèves ingénieurs Arts et Métiers dans le monde de la recherche ?
WS : Nos points forts sont d’abord le bon dosage entre le pragmatisme et la rigueur. Nous sommes capables de faire de la science de haut vol, d’être très rigoureux mais à la fin il faut que ça marche et nous avons envie que ça marche. Ce qui nous porte dans les Arts et Métiers c’est le concret. Quand je suis arrivée dans l’école, j’avais vraiment cette envie- là, de faire des choses concrètes.Ensuite, je pense qu’on a beaucoup d’ouverture. Par exemple, dans la recherche biomédicale, il faut une bonne capacité d’écoute pluridisciplinaire ce qui n’est pas inné. J’estime que mon métier est passionnant, notamment par le dialogue permanent avec la clinique ce qui nous permet d’avancer. Le monde d’un chirurgien orthopédiste est très différent de celui d’un ingénieur. On n’a pas appris à travailler et réfléchir de la même manière, on n’a pas les mêmes compétences mais on a des défis communs. Apprendre à parler le même langage pour se comprendre et pour avancer ensemble demande des qualités d’écoute. L’Institut de biomécanique humaine Georges Charpak est ainsi un réel lieu de convergence entre médecins, ingénieurs et industriels. Une des forces des Arts et Métiers est d’avoir une grande ouverture aux industriels et des partenariats avec de nombreuses entreprises.
Peu de gens le savent mais nous avons des chirurgiens orthopédistes en formation aux Arts et Métiers avec des cours d’éléments finis, de mécanique… Parallèlement, les ingénieurs en master biomédical auront des cours d’anatomie, de physiologie, donnés par des chirurgiens ou des médecins.
Cette diversité est donc une très grande force qui a été développée par mon prédécesseur, François Lavaste, pionnier de la biomécanique en France. Encore aujourd’hui, à travers le monde, peu de structures ont réussi un tel mixte pluridisciplinaire.
AMJE Paris : Les Gadz’Arts ont donc une réelle place dans la recherche du biomédical ?
WS : Nous avons une place qui est reconnue au niveau international. L’institut dont je vous parlais est très pluridisciplinaire et balaye l’imagerie, l’analyse de mouvement, les modélisations biomécaniques ou encore l’analyse du système moteur, ce qui le rend unique au monde.
Cela me fait plaisir de le faire connaître aux élèves et Alumni Arts et Métiers pour qu’on puisse tous dire « My ENSAM is fantastic ».
En France, on va souvent mettre le doigt sur ce qui ne va pas et, en effet, il ne faut pas être naïf et optimiste sur tout. Mais il faut aussi pouvoir mettre en relief tout ce qui va bien car cela nous permet d’être fiers de ce qu’on fait et d’aller plus loin.
AMJE Paris : En effet, lorsqu’on pense au mot recherche, on a de nombreux a priori; ce mot pouvant faire peur à certains.WS : C’est vrai, et pourtant de plus en plus de Gadz’Arts font des thèses et en sont très contents. Un ingénieur Arts et Métiers qui a fait une thèse va très souvent pouvoir évoluer dans la R&D d’un Groupe International ou dans des startups. Il pourra aller vers l’innovation de grande qualité.
En tant qu’enseignant-chercheur je suis entourée de jeunes talents brillants et j’ai pris l’habitude de leur dire :
Faites vos choix par désir et non pas par peur. Si la recherche vous fait briller les yeux, allez-y, vous ferez des carrières formidables en industrie, en laboratoire de recherche ou en créant votre propre start-up. Bien sûr, si la recherche ne vous plaît pas, vous aurez des carrières toutes aussi intéressantes.
Je pense qu’une fois qu’on a un beau diplôme des Arts et Métiers dans sa poche, il faut se demander ce qu’on a vraiment envie de faire et ne pas hésiter à sortir du chemin que tout le monde a envie qu’on prenne.
Encore aujourd’hui, la société ne sait pas ce qu’est la recherche et en a une vision un peu distordue. Les Gadz’Arts en entreprises ont également une vision très variable. Je conseille donc aux élèves ingénieurs des Arts et Métiers d’aller visiter les laboratoires de recherche de l’école car ce sont des lieux fantastiques. Il y a une quinzaine de laboratoires dont vous sortirez avec les yeux qui pétillent.
Il y a de la très belle recherche qui se fait aux Arts dont nous sommes fiers mais qui est malheureusement peu connue par les élèves de l’école.
AMJE Paris : Et ne penses-tu pas qu’en faisant une thèse on risquerait de devenir « trop » spécialisé dans un domaine ?
WS : Quand on a envie de faire une thèse, il faut foncer. On devient responsable d’un projet particulièrement complexe tout en travaillant dans une équipe pluridisciplinaire. C’est une réelle expérience professionnelle riche et valorisée.
Quand on demande aux entreprises pourquoi elles recrutent quelqu’un qui a écrit une thèse, ce n’est pas pour l’hyper expertise qu’il aura développé pendant trois ans mais pour la capacité d’aborder des problèmes complexes avec une bonne méthodologie. C’est cette dernière qui est très enrichissante pour une carrière post thèse.
AMJE Paris : Et pour convaincre ceux qui hésiteraient encore, peux-tu nous donner quelques exemples de thèmes étudiés actuellement par les laboratoires de recherche ?WS : Le plus simple pour les élèves ingénieurs Arts et Métiers, c’est de visiter les laboratoires et de rencontrer les doctorants ou ceux qui ont récemment soutenu leur thèse. Ils pourront ainsi voir quels sont les moyens d’analyse, découvrir les différentes problématiques et leur complexité.
Actuellement certains font leur thèse sur les prothèses des amputés des membres inférieurs, sur la prévention le risque de fracture d’ostéoporose (qui peut signer la perte d’autonomie de la personne) pour cibler les personnes à risque, sur l’automatisation de la reconstruction tridimensionnelle de la colonne vertébrale à partir de l’imagerie médicale ou encore sur la planification d’une chirurgie.
AMJE Paris : Pour finir, souhaites-tu revenir sur un événement marquant de ton parcours ? Ta décoration par le roi du Maroc, Mohammed VI, par exemple ?
WS : Chaque année, au moment de la fête du trône au Maroc, certaines personnes sont décorées par le roi Mohammed VI. En 2015, j’ai ainsi été décorée pour ma carrière scientifique aux Arts et Métiers et en partie pour le système EOS dont je suis co-inventeur. C’est un système de radiographie biplan à très basses doses d’irradiation qui permet, à partir d’une simple paire de radiographies, de reconstruire le squelette en 3D. On aurait pu se dire que ce projet était trop compliqué mais on a osé rêver et être assez persévérants pour arriver à des résultats. Aujourd’hui, ce système est diffusé partout dans le monde ce qui est très gratifiant. En effet, c’est une recherche utile qui permet beaucoup d’autres activités scientifiques autour de la modélisation personnalisée du système musculosquelettique comme l’amélioration de la conception d’implants pour la colonne vertébrale ou pour les articulations.
Ma phrase préférée est:
Pour qu’un rêve se réalise, il faut d’abord la capacité de rêver et puis il faut de la persévérance !
Si on n’ose pas rêver ou qu’on laisse tomber à la première difficulté, on ne peut pas y arriver.
Si demain, on se dit qu’on a contribué à améliorer le diagnostic et la prise en charge thérapeutique pour certaines pathologies, ça vaut la peine de persévérer.